Les États Généraux de la presse indépendante, la sonnette d’alarme face à la crise des médias français

Un événement inédit, “historique” selon le Fond pour une presse libre, s’est déroulé le 30 novembre dernier à Paris : les États Généraux de la Presse indépendante (EGPI). Cette initiative a été lancée en partie par l’association Fond pour une presse libre, suivie par 100 médias indépendants, syndicats et organisations. L’objectif était d’alerter quant à l’urgence de réformes dans le système d’information français, tant pour la protection des journalistes que celle des rédactions. Il s’agit d’une réponse à l’ouverture officielle des États généraux de l’information en octobre, décriés par de nombreux journalistes et syndicats. Les EGPI se sont donc tenus sous la forme d’une réunion publique, animée par les journalistes Nora Bouazzouni et David Dufresne, pour présenter 59 propositions. 

Réunion publique pour la présentation des 59 propositions des EGPI © Ilana Le Guen

La précarité des journalistes, une problématique au centre de l’attention

  Au cœur d’une crise de l’information, la question de la précarisation des journalistes, et notamment des pigistes, doit nécessairement être posée. Cette crise se matérialise dans une défiance de la part des lecteurs envers les médias. Selon le “Baromètre de confiance dans les médias” de l’institut de sondage Kantar public publié dans le journal Le Monde, 59% des Français estiment que les journalistes ne sont pas indépendants des pressions de l’argent, des partis politiques et du pouvoir. La journaliste pigiste Malika Butzbach, invitée des EGPI et membre de l’association Profession : Pigiste, affirme “notre précarité touche l’information que vous recevez”. 

Dans une table ronde intitulée “Financer les journalistes, comment lutter contre une précarité grandissante?”, la journaliste Camélia Kheiredine a mis en garde les jeunes journalistes contre les contrats frauduleux tel que les CDDU (contrat à durée déterminée d’usage). Ceux-ci, contrairement aux CDD, n’incluent pas de prime de précarité à la fin du contrat, et ne prennent pas en compte le 13ᵉ mois. Malika Butzbach a quant à elle mis en avant la nécessité d’augmenter le prix de la pige, pour réduire l’écart entre le salaire médian des journalistes pigistes (1954 euros brut par mois, selon les chiffres de la carte de presse en 2022) et celui des journalistes en rédaction (3580 euros brut par mois). Cela permettrait aux journalistes indépendants de continuer à pouvoir faire des enquêtes longues et des enquêtes de fond. Les EGPI proposent d'alourdir les amendes contre les entreprises qui pratiquent une forme de travail dissimulé pour les journalistes, et d’imposer un minimum décent au feuillet. Assurer le salaire des journalistes et des contrats qui ne sont pas précaires, c’est assurer la possibilité de production d’une information fiable. 

La crise du droit d’informer et de la liberté d’expression

La forme de précarité qui touche les journalistes est également intrinsèquement liée au peu de protection juridique qui leur est accordée. C’est une nouvelle crise, celle de la liberté d’expression qui est abordée lors de la réunion. Pour pouvoir enquêter et dévoiler des scoops, il faut avoir les moyens financiers pour y passer du temps, mais aussi une garantie de pouvoir les publier.  Le souvenir des deux scandales qui ont frappé la presse française ces derniers mois est encore brûlant chez les journalistes. Tout d’abord, la nomination de Geoffroy Lejeune à la tête du Journal du Dimanche (JDD), qui a marqué un tournant dans la ligne éditoriale du journal contre le gré des journalistes. Ceci n’est pas sans rappeler les nombreux licenciements de journalistes dans les médias détenus par le groupe Vivendi (Vincent Bolloré), dont témoigne l’ancienne journaliste de Paris Match Caroline Fontaine aux EGPI. Deuxièmement, la perquisition de la journaliste Ariane Lavrilleux du média Disclose, après son enquête sur l’opération Sirli de la France en Égypte. Ces deux événements ont largement questionné la liberté des journalistes d’informer, et le cadre dans lequel ils sont voués à évoluer. La question : “Quel est l'état du droit à l'information en France ?” a été posée aux journalistes Jérémie Demay (Informer n'est pas un délit) ; Jacques Tronsetaux (Médiacités) ; Grégoire Souchay (Reporterre) ; Tiphaine Beau de Loménie (Sherpa) ; Leïla Miriano (Disclose). Leurs réponses sont éloquentes : « Inquiétant », « En péril », « En déclin », « Attaqué », « Plus en péril que jamais ».

Les journalistes, pour exercer leur métier, encourent aujourd’hui des poursuites judiciaires. C’est le cas de Grégoire Souchay qui a fait l’objet d’un procès pour avoir couvert une action des Faucheurs Volontaires contre des semences OGM. À cela, les EGPI répondent dans la “Proposition n*17” que le délit de presse n’a pas sa place dans les tribunaux de commerce, et qu’il faut prévoir des immunités contre les poursuites civiles. Le journaliste Jérémie Demay (Informer n’est pas un délit) dénonce lui le principe des “procédures bâillon”. Celles-ci correspondent à un harcèlement juridique pour intimider les lanceurs d’alertes. Le cadre médiatique est alors dépassé, puisque empêcher la diffusion d’une information avérée, c’est aussi empêcher le débat démocratique. 

L’indépendance des rédactions : “Libérons l’info !”

Ce n’est pas seulement l’indépendance des journalistes qu’il s’agissait de défendre, mais aussi celle des rédactions. L’un des enjeux majeurs de ces EGPI était de dénoncer la concentration des médias. C’est-à-dire la possession des médias par des grands groupes de milliardaires tels que Vivendi (Vincent Bolloré), Drahi, et Bouygues. Ceci engendre un problème direct dont témoigne la nomination de l’ancien directeur de rédaction de Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune, à la tête du JDD. Il y a un impact possible sur les lignes éditoriales et sur l’indépendance des rédactions. Des groupes ultra-conservateurs et catholiques, comme celui de Bolloré, régissent l’information et le traitement de celle-ci. Cela peut mener à une forme de censure par omission, ou par licenciement. 

Les médias indépendants présents aux EGPI présentent un autre mode de financement sans actionnaires, par les dons des lecteurs. Caroline Fontaine dit “Ne nous laissez pas tomber”. Si des assez gros médias indépendants comme Médiapart ou Reporterre parviennent à entretenir une trésorerie stable (cf. les comptes de Reporterre disponibles en ligne), d’autres plus petits médias se retrouvent rapidement en difficulté. Tandis que les médias dits traditionnels ont du fil à retordre quant au maintien de l’indépendance des rédactions. Existe-t-il une solution à mi-chemin ? Pour retrouver la confiance des lecteurs, et l’indépendance des rédactions, les EGPI proposent de rendre obligatoire la publication des comptes et des actionnaires pour tous les médias. Mais aussi de doter chaque rédaction d’une personne juridique pour pouvoir faire valoir ses droits face à la direction, et ne pas subir comme le JDD une nomination imposée. Pour libérer l’info, libérons les rédactions “otages des milliardaires”, si l’on cite l’humoriste Audrey Vernon, présente également à l’évènement.

Face à un état des lieux inquiétant, quel avenir pour la presse ?

La focalisation sur ces trois axes abordés entre autres lors des EGPI permet de saisir l’ampleur de ce qui se joue actuellement au sein des rédactions. Il s’agit de revenir sur les droits des journalistes encadrés par la loi de 1881 pour la liberté de la presse, en les réaffirmant et en les améliorant. “L’information est un bien public. […] et en tant que bien public, elle a besoin du soutien du public.”, déclare Joseph E. Stiglitz pour l’UNESCO en 2020, un slogan repris pour la Journée Mondiale de la Liberté de la Presse de 2021. L’interview du journaliste afghan Mortaza Behboudi, prisonnier des talibans de janvier à octobre 2023, a été un temps fort de la soirée. Il a rappelé l’importance de la fonction du journaliste dans une démocratie. Cette défense n’est pas une mince affaire, comme ont pu le montrer les nombreuses polémiques et atteintes aux droits des journalistes ces derniers mois. Mais des solutions concrètes sont possibles. Les 59 propositions seront  “transmises au pouvoir exécutif, aux parlementaires et aux équipes des États généraux de l’information, en leur demandant de s’en saisir” (selon les associations Sherpa et Fond pour une presse libre). Ces États généraux devraient se poursuivre à Lille, Strasbourg, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Clermont-Ferrand, Vire, dans une volonté de faire valoir la lutte pour la liberté de la presse. 

Ce n’est pas seulement un enjeu médiatique ou économique qui se joue. C’est un enjeu démocratique, notamment à l’ère de la désinformation et du lobbying par les réseaux sociaux. Les médias indépendants pourraient être un levier pour récupérer une confiance perdue des lecteurs et alimenter le débat démocratique, mais pas sans aide.

Pour approfondir, vous pouvez retrouver la captation de l'entièreté des États Généraux de la presse indépendante via ce lien :

https://www.youtube.com/watch?v=3b2Zt90dS4k

L’ensemble des 59 propositions sont disponibles via ce lien :

https://fondspresselibre.org/wp/assets/uploads/2023/11/EG-FPL-Livret-9-16-16-prop-2.pdf

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