Les réseaux sociaux vont-ils remplacer les journalistes ?

Le 7 avril 2022, l’ancien big boss du New York Times Dean Baquet demandait à ses reporters de passer moins de temps sur Twitter. Cet exemple provenant du temple de l’information et du journalisme qu’est le New York Times montre l’importance grandissante des réseaux sociaux dans le travail journalistique. Les rives méditerranéennes ne dérogent pas à la règle. En quoi la multiplication des réseaux sociaux invite-t-elle les journalistes professionnels à réinventer leur profession ?

L’éruption des réseaux sociaux dans l’espace publique et médiatique méditerranéen

Depuis plus de 10 ans, les réseaux sociaux ont révolutionné notre façon de créer et de consommer l’information. Nous avons pu échanger avec Jérôme Bouvier, fondateur de l’association Journalisme et citoyenneté et créateur des Assises du journalisme – un lieu d’échange et de réflexion sur le métier de journaliste. Il nous confiait que les premiers ateliers des Assises du journalisme au sujet de Twitter n'intéressaient que peu de monde. Nous sommes cependant obligés de reconnaître l’influence de Twitter, et plus généralement des réseaux sociaux, sur le travail journalistique actuel.

D’un point de vue occidental, les printemps arabes ont été vus comme des « révolutions Facebook ».

Le rôle primordial des réseaux sociaux dans l’espace public méditerranéen apparaît clairement avec les révolutions des printemps arabes commencés en 2011. D’un point de vue occidental, les printemps arabes ont été vus comme des « révolutions Facebook».

L’utilisation des réseaux sociaux permettrait de mobiliser de nombreuses personnes. Si le rôle des réseaux sociaux a été fortement exagéré selon Mounir Bensalah, auteur du livre Réseaux sociaux et révolutions arabes ? (2012), ils ont néanmoins « accompagné ce qu’on appelle les révolutions arabes » (interview sur France 24 le 4 février 2013). Les réseaux sociaux n’ont pas poussé les populations à se révolter, mais ce sont bien les inégalités économiques, les conditions de vie difficiles et la fatigue face au système autoritaire qui ont poussé les gens à descendre dans la rue.

Cependant, dans des régimes où la liberté des journalistes est sensiblement limitée, les réseaux sociaux permettent une liberté d’expression et une diffusion de l’information. Ainsi, en Egypte, avant même les printemps arabes, ce sont des activistes qui ont dévoilé plusieurs scandales touchant notamment les forces de l’ordre. Ces accusations ont poussé par exemple à l’arrestation et à la condamnation d’un policier coupable de viol.

Les réseaux sociaux ont joué un rôle dans la diffusion de l’information, particulièrement pour le public et les journalistes occidentaux.

Les réseaux sociaux ont joué un rôle dans la diffusion de l’information, particulièrement pour le public et les journalistes occidentaux. Alors qu’il était très compliqué pour les journalistes de se rendre sur les lieux des manifestations, les vidéos filmées par les citoyens et partagées, sur Facebook notamment, ont permis aux journalistes d’avoir accès à de nombreuses informations – dont de nombreuses vidéos, et images des manifestations et des répressions de la part des différents régimes.

L’exemple des printemps arabes souligne la révolution créée par l’arrivée des réseaux sociaux dans des espaces médiatiques fortement limités, réprimés, et censurés par les régimes autoritaires. Mais cette révolution n’est pas liée au contexte des printemps arabes, elle ébranle la totalité des espaces médiatiques et publics méditerranéens.

Une nouvelle façon de “consommer” l’information

Les réseaux sociaux ont d’abord révolutionné la façon dont les individus consomment l’information. Aujourd'hui, 67 % des Français s’informent sur internet (dont les réseaux sociaux). Cette révolution de la consommation de l’information s’accompagne de modifications de comportements face à l’information. Les réseaux sociaux permettent une mise en relation des personnes à travers le monde. Aujourd’hui, en quelques minutes un lecteur français peut apprendre un fait d’actualité en cours dans un pays à l’autre bout du monde. Cette révolution change ce qu’on peut appeler le « temps de l’actualité ».

Cette révolution de la consommation de l’information s’accompagne de modifications de comportements face à l’information.

Pendant longtemps; ce « temps de l’actualité » était régi par les journalistes : la presse tous les matins, la matinale des radios, le journal du soir sur les chaînes de télévision… comme des grand-messes de l’information. Ces rendez vous de l’information restent importants, la matinale de France inter est suivie par 4 288 000 auditeurs en moyenne par jour. Cependant, ils ne sont plus les premiers diffuseurs de l’information, celle-ci étant souvent déjà publiée sur les réseaux sociaux qui entretiennent un flux d’informations continu.

Cette irruption des réseaux sociaux dans le paysage journalistique pose de nombreuses questions sur l’avenir du métier de journaliste. Avec les réseaux sociaux nous avons pu assister à la naissance du rôle de « journaliste citoyen », le citoyen filmant des manifestations, ou des faits d’actualités et les reléguant sur les réseaux sociaux. Le « journaliste citoyen » a ainsi eu un rôle important lors des printemps arabes. Il est à la base de la production d’information, délivrant une information brute, non analysée, ni corroborée. 

Les réseaux sociaux en multipliant les sources d’informations multiplient aussi les sources de désinformations, mal informations. Les plateformes deviennent alors un espace de multiplication de fake news et théories du complot en tout genre. De plus, les informations lues sur les réseaux sociaux sont souvent partagées par nos amis, connaissances, cela à tendance à réduire nos sources d’informations. Ce partage influe aussi sur le travail journalistique, dont les contenus sont de plus en plus lus via les plateformes sociales, les journalistes cherchant à améliorer leur visibilité sur ces plateformes. 

« Il est quand même assez dérangeant, dans la hiérarchisation de l’information, de donner plein pouvoir à une entreprise américaine. Cela devrait nous interpeller », Sinatou Saka, entretien pour Wathi, le 9 juillet 2021

Cette visibilité dépend ainsi du nombre de partages, mais aussi des algorithmes des plateformes. Cette diffusion de l’information par les algorithmes à de quoi inquiéter, comme en témoigne Sinatou Saka, journaliste et chargée des podcasts et des projets éditoriaux chez RFI et France 24 « Il est quand même assez dérangeant, dans la hiérarchisation de l’information, de donner plein pouvoir à une entreprise américaine. Cela devrait nous interpeller. » (entretien pour Wathi réalisé le 9 juillet 2021).

Si les réseaux sociaux représentent un défi pour les journalistes, ils peuvent aussi être un outil considérable. Ils sont d’abord une source d’information importante et permettent de prendre une photographie de l’opinion publique sur certains faits d’actualité. Et s’il faut bien sûr prendre avec beaucoup de recul les « like » et les « partages », ils sont des informations importantes à analyser pour le journaliste.

Si les réseaux sociaux représentent un défi pour les journalistes, ils peuvent aussi être un outil considérable.

De plus, les réseaux sociaux peuvent permettre aux journalistes d’étoffer leurs réseaux, d’entrer en contact plus rapidement avec certaines personnes. C’est ce que confirme Sinatou Saka « Je dois dire aussi qu’il y a désormais une facilité de prise de contact. Il y a des gens qui étaient avant très inaccessibles parce qu’ils avaient « 10.000 » attachés de presse et il était compliqué de rentrer en contact avec eux. Aujourd’hui, toutes ces personnes sont sur les réseaux et nous pouvons plus ou moins entrer en contact avec elles rapidement. ».

La réinvention indispensable du travail journalistique

Face aux nombreux enjeux évoqués précédemment et face à cette défiance des citoyens dans les journalistes, le journalisme a le devoir de se remettre en question. Contrairement à une opinion commune imaginant que les réseaux sociaux pourraient entraîner la disparition du journalisme, celui-ci n’est pas encore mort et a les capacités de se réinventer. Jérôme Bouvier, a fondé les Assises internationales du journalisme dans ce but précis : engagé un dialogue afin d’imaginer un futur pour la profession. Les Assises internationales du journalisme se tiennent depuis 15 ans à Tours, elles accueillent des journalistes issus de la Francophonie, mais surtout Français.

Depuis 2018, l’association Journalisme et citoyenneté, qui organise les Assises, a créé une édition des Assises à Tunis. Cette édition de Tunis permet de réunir un nombre plus important de journalistes de la région Afrique du Nord, Moyen-Orient. Mais aussi d’aborder des questions et enjeux plus spécifiques à la situation des médias sur la rive sud de la Méditerranée. Et si la situation diffère selon les pays, la liberté de la presse est encore limitée à divers degrés selon les pays.

La question de la défiance dans les médias est souvent mise sur le devant de la scène. L’association Journalisme et citoyenneté préfère étudier l’utilité du journalisme. Elle a décidé de mettre en place un baromètre de l’utilité du journaliste. Ce baromètre permet de souligner l’importance des journalistes dans une société démocratique.

En 2018, le baromètre, mesuré par Viavoice, montrait que 92 % des Français considéraient le « journalisme comme étant un métier utile ». Les citoyens attendent principalement des médias qu’ils « vérifient les informations fausses et les rumeurs » (61 %), qu’ils « apportent des informations pratiques, utiles au quotidien » (49 %) et qu’ils « révèlent des faits ou des pratiques illégales ou choquantes » (48 %). C’est alors en suivant ces axes que le journalisme doit se réinventer.

Face aux fake news toujours plus nombreuses, les cellules de fact-cheking se multiplient. Par exemple, Sciences Po et l’AFP ont lancé récemment De Facto, une plateforme de fact-checking en ligne. De Facto permet de lier travail journalistique et recherche. La plateforme propose des articles de fact-cheking de rédactions partenaires mais aussi des publications de chercheurs « portant sur les circuits de la désinformation, les effets de la transformation de l'espace numérique sur les manières de s'informer et les enjeux de la régulation des plateformes numériques » (plateforme De Facto). Dans les débats télévisés, le fact-checking en direct est de plus en plus populaire. En septembre 2021, lors d’un débat entre Eric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon, BFMTV ouvrait sa cellule de fact-checking.

Le journaliste ne produit plus l’information, mais il la comprend, l’analyse, l’explique, la met en perspective avec d’autres informations afin de reconstituer une histoire et de lui donner un sens.

Le rôle du journaliste dans nos sociétés change. Il ne peut plus délivrer une information brute, celle-ci sera toujours plus rapidement diffusée sur les réseaux sociaux. Cependant, les réseaux sociaux ne peuvent ni expliquer, ni vérifier, ni analyser les informations. Ce qu’un journaliste est en capacité de faire.

Le journaliste ne produit plus l’information, mais il la comprend, l’analyse, l’explique, la met en perspective avec d’autres informations afin de reconstituer une histoire et de lui donner un sens. En conférence de rédaction, les journalistes pour vendre au rédacteur en chef leur article commencent souvent leur phrase par « Je vais vous raconter... ». Le futur du travail du journaliste se trouve sûrement dans ce récit créé à partir d’une multitude de sources d’informations (dont les réseaux sociaux).

L’irruption d’internet et des plateformes sociales poussent aussi à réinventer les médias dit « classique » : télévision, presse, radio. Toutes les chaînes de télévision, stations de radio et journaux ont aujourd’hui une plateforme sur internet. Mais de plus en plus de médias n’existent aujourd’hui que sur internet.

De nouveaux médias comme Brut ou Konbini n’existant que sur la toile se sont imposés comme des médias importants dans l’univers médiatique français. Ces médias, très présents sur les réseaux sociaux, reprennent les codes du journaliste citoyen et crée l’idée d’un journalisme en direct, en partageant l’information en direct sur leurs réseaux sociaux.

Depuis 10 ans, les réseaux sociaux ont révolutionné l’espace public et médiatique méditerranéen. Les printemps arabes ont montré cette influence des réseaux sociaux sur nos sociétés, mais aussi sur la profession de journaliste. Face à cette éruption des réseaux sociaux, les journalistes doivent réinventer leur profession. Une réinvention pour répondre à la défiance croissante que les citoyens accordent aux journalistes. Cette réinvention passera par une redéfinition du rôle et du travail des journalistes.

Solenn Ravenel

Rédactrice chez Weshculture

Précédent
Précédent

Pourquoi Weshculture publie le témoignage d’un jeune qui a infiltré Génération Zemmour.

Suivant
Suivant

Ukraine : Les femmes au premier plan