Le porno dans le féminisme : entre rejet et utilisation

On pourrait s’étaler sur l’histoire des films pornographiques, nés au début du XXe siècle (en ignorant leurs prédécesseurs, magazines et images en tout genre), mais ça n’illustrerait pas mieux notre sujet. Depuis son apparition, le X a suscité grand nombre de débats et de fervents opposants, en commençant par l’Eglise, qui jugeait ce dernier comme une dénaturation de l’acte conjugal censé être intime, non exposé à un public. En 1983, la militante américaine Catherine MacKinnon publie Antipornography Civil Rights Ordinance, ou elle luttera pour l’interdiction de la pornographie en prônant la violation des droits des femmes, et annoncera même que « La pornographie est la théorie. Le viol, la pratique ». 

Aujourd’hui, le débat reste largement d’actualité. Du récent documentaire «Pornhub » de Netflix en passant par les tribunes du Monde. Dans le monde féministe, il y a celles qui critiquent, dénoncent, et défendent que le porno est un des vecteurs de répression et de violence principale du patriarcat, et de l’autre celles qui tempèrent, où sont carrément catégorisées dans la vague « pro porno », comme Virginie Despentes. 



Les arguments des féministes dites « pro-porno »



Le féminisme pro-porno, ou plutôt pro-sexe, est un courant apparut dans les années 80 aux États-Unis. Il ne faut pas se méprendre, ce ne sont pas des féministes qui glorifient l’état du porno actuel, mais plutôt celles qui encouragent à se réapproprier un porno qui, dans tous les cas, existe. Soit faire de la place pour entendre les imaginations sexuelles des femmes, ne pas diaboliser les femmes qui déclarent s’épanouir ou s’amuser dans le X, et ne pas nier qu’il peut y avoir des choses positives dans le porno. Les figures auxquelles on pense quand on parle des « pro-sexe » sont loin d’être aveugle sur les méandres du X. Il suffit de lire King Kong théorie pour comprendre que Despentes a parfaitement conscience de la stigmatisation et des dangers de l’industrie. C’est un stop à la victimisation, et une reprise de pouvoir. Olympe de Gê, ancienne actrice porno et réalisatrice, avance que « plutôt que de prohiber la pornographie toute entière, il faut repenser sa production, et imposer strictement des conditions de travail correctes pour les acteurs et les actrices ». Dans son ouvrage Fausse route (2017), Elisabeth Badinter écrit quant à elle que « en luttant pour l’élargissement de la répression du crime sexuel à la prostituion et la pornographie, le féminisme bien pensant n’hésite pas à faire alliance avec l’ordre moral le plus traditionnel »


Alors, cette part du féminisme qui annonce le porno comme un pur produit du capitalisme et comme le berceau d’une violence faite aux femmes de plus en plus sadique, est-elle vraiment occupée par des militantes moralisatrices ? 



Les dégâts de l’industrie 



Tout d’abord, le racisme. Soyons honnête, le monde du porno est un, si ce n’est LE dernier endroit où un racisme décomplexé sévit. Ici, il n’est pas question de métaphore, de racisme sous-jacent, mais d’un racisme brutal digne du XVIIIe américain. Les catégories « interraciales » ou encore celles où les ethnies sont associées à des caractères sexuels (la soumise asiatique, la sauvage noire, la latina lascive, la petite blanche entre les mains des hommes noirs animalisés…) sont tellement choquantes aujourd’hui. Pourtant, elles ne semblent pas choquer les têtes de l’industrie, ni les consommateurs quand on constate leur popularité. 

« Dans une entrevue avec le producteur du DVD « Frères noirs et putes asiatiques » (Black Bros and Asian Ho’s), nous lui avons demandé s’il recevait parfois des critiques pour le racisme de ces films. Il a répondu, « Non, ils sont très populaires ». Nous avons répété la question : populaires, oui, mais les gens critiquent-ils parfois leur racisme ? Il nous a regardés, incrédule ; la question n’avait apparemment jamais traversé son esprit. »
— Article de Christine Delphy

Concernant le sexisme plus général, quelques constats donnent envie de donner raison aux militantes fermement anti-porno. On a tous déjà entendu parler des sextapes de stars qui fuitent sur internet (la plus connue étant Kim Kardashian). Ces vidéos, qui sont condamnées à tourner encore et encore sur les plateformes, parvenant à se glisser entre les filets de ceux qui pourtant tentent de les retirer, sont plus courantes qu’on ne le pense.


Il faut aussi avoir conscience que de véritables scènes de viol sont postées entre celles qui sont « simulées », et bien que les plus gros sites comme PH se défendent de les filtrer, il suffit de naviguer sur des sous-sites pour en trouver à la pelle. Question pédophilie, c’est plus rare, mais présent. En 2020, le New York Times accusait la plateforme PH d’avoir laissé des vidéos de « revenge porn » exposant des mineures  (suite à ça, pornhub supprima près de la moitié de ses vidéos). Si des mots-clés comme « viol », « préado », « pédophilie » ou « zoophilie » sont bloqués par le moteur de recherche de Pornhub, il est toujours possible de contourner ces restrictions avec des orthographes ou des expressions légèrement différentes, soulignait l’auteur du texte publié par le New York Times. Le porno pour certain, c’est célébrer la permission d’exprimer sa haine et son mépris total des femmes à travers le sexe. Les scènes de douleur, de maltraitance, d’humiliation, sont nombreuses. 



Le débat quant à la liberté de choix des actrices est semblable aux discussions sur le sujet de la prostitution. Avancer l’idée que les actrices à leur début sont en possession de leur pleine liberté, c’est se raconter des histoires. Situation de précarité, finances insuffisantes, problématiques familiales, j’ai bien été incapable de trouver un seul récit d’une actrice X qui se serait lancée indépendamment d’une pression extérieur. 

© Anna Parini

La ligne entre fantasme et réalité 

Peut-on tout accepter (dans la limite de la légalité) à partir du moment où ça se passe dans le monde sexuel ? Beaucoup semblent le croire, créant un mur protecteur entre ce qui se passe dans l’intimité et dans la vie réelle. Pour répondre à cette question, je me suis tournée vers Claire Drivet, psychologue clinicienne. 

Pensez-vous que les fantasmes consommés dans les films X encouragent leur reproduction dans la vie sexuelle réelle ? 

Les films X peuvent être pensés comme des exutoires de nos fantasmes et de nos pulsions. Tout d’abord, la consommation de films X fait partie intégrante du réel. Le but du film X, comme chaque objet de désir, est de satisfaire notre désir. La question n’est pas de diaboliser les films pornos, car il n’y a rien de malsain à en regarder, mais il faut garder en tête que la production de film porno est en grande partie faite par des hommes pour des hommes. Ils sont à regarder avec une certaine conscience puisque les images ne font pas partie de notre réalité. Elles existent pour répondre à notre désir et de façon immuable. Les films X propulsent les personnes dans un catalogue non exhaustif de leurs fantasmes. Le risque est d’oublier la différence, la limite, entre cet espace de liberté qui nous est propre quand on consomme des films X, avec notre quotidien qui engage d’autres personnes n’ayant pas choisi de répondre à ces fantasmes. Cela entraîne une objectalisation des autres personnes. Nous oublions souvent que cela reste en grande majorité du cinéma. 

L’esprit humain est-il capable d’encadrer notre vie sexuelle à l’extérieur de notre vie quotidienne ?

La sexualité, sous toutes ses formes, fait partie intégrante de la réalité et de notre quotidien. Essayer de cloisonner notre vie sexuelle est quasiment impossible, il me semble. Nous sommes des individus sexués. La sexualité fait partie intégrante de ce que l’on est. 

Pensez-vous que le porno ait développé des nouveaux penchants hardcore, ou bien a-t-il seulement joué sur ceux qu’il y avait déjà ?

Le porno a facilité l’accès aux personnes qui avaient déjà des fantasmes que l’on peut qualifier d’hardcore. Cependant, les films X répondent à un besoin dans un immédiat pour satisfaire un désir et atteindre une jouissance au sens propre comme au sens psychanalytique. Le problème est que l’objet de désir en psychanalyse ne s’atteint que rarement. La personne peut être happée par du contenu de plus en plus violent pour essayer d’atteindre cette jouissance à tout prix. Il peut y avoir le lever de certaines de nos règles autour de la violence et ainsi devenir consommateur de porno hardcore. Le porno répond certes à nos fantasmes, mais peut aussi renvoyer à la question de comment on se conçoit en tant que personne et comment on conçoit les autres. Par exemple, beaucoup de pornos ont des scénarios d'emprise et de viols. 

Pensez-vous qu’il y ait une différence de niveau de violence dans les fantasmes hommes / femmes ?

Les fantasmes dits « d’hommes » sont largement influencés par la conception que l’on a d’un homme. Dans notre société, la violence, sous différentes formes, est un acte rattaché à l’homme, car elle engendre le corps en action, de l’énergie, du muscle etc. Ce sont des traits que l’on attribue aux hommes. Ainsi, si une différence existe entre les fantasmes d’homme et les fantasmes de femmes, c’est premièrement qu’on le leur autorise. Les femmes sont rattachées à des caractéristiques protectrices, toujours en psychologie et en psychanalyse. Ce qui nous ramène au second point, la violence n’est pas saisie par les femmes dans leurs fantasmes car elles sont encore mises à un statut de soumission voir de victime. La violence est une pulsion qui fait partie intégrante de chaque humain, mais tous ne sont peut-être pas autorisés à l’exprimer. Je rappelle que l’expression de n’importe quel fantasme doit se faire dans un consentement réciproque. Virginie Despentes nous donne un exemple pour une expression de fantasme féminin qui peut avoir un penchant violent : « dans les films, la hardeuse a une sexualité d’homme. Pour être plus précise : elle se comporte exactement comme un homosexuel en back-room. Telle que mise en scène dans les films, elle veut du sexe, avec n’importe qui, elle en veut par tous les trous et elle en jouit à tous les coups. Comme un homme s’il avait un corps de femme. » (king kong théorie). Ici la hardeuse peut incarner quelqu’un qui prend aussi possession du corps de l’autre, cependant ce rôle de hardeuse existe par rapport à un rôle déjà existant : celui de l’homme. 

Les fantasmes dit « d’hommes » sont largement influencés par la conception que l’on a d’un homme. Dans notre société la violence, sous différentes formes, est un acte rattaché à l’homme car elle engendre le corps en action, de l’énergie, du muscle etc
— Claire Drivet


Quand on voit que les entreprises porno sont majoritairement tenues par des hommes, que la majorité des consommateurs sont des hommes, que les sites en eux-mêmes semblent penser pour un public masculin (en passant par les pubs aux catégories), il est clair que l’industrie pornographique reste par et pour les hommes. Mais ces fantasmes violents, majoritairement mis en scène dans les vidéos porno, sont-ils quant à eux exclusivement masculin ? Les femmes qui en consomment sont-elles seulement matrixées par la société dans laquelle elles baignent ? Qu’on réponde oui ou non à cette question, le fait est que la majorité des sites sont faits par et pour les hommes, que la multinationale Ayla (Mindgeek pour les anciens) est tenu par un homme. Mesdames, même si on adhérait à la théorie comme quoi une envie de faciale germerait dans nos esprits sans influences extérieures, c’est quand même un homme qui le remodèle au final.

Un porno féministe ? 

Le porno dit « féministe », beaucoup plus éthique, avec des conditions de travail dignes et d’autres valeurs mises en scène (comme l’érotisme, le respect, en bref autre chose qu’un bukkake hardcore) reste très minoritaire. Globalement absent des grands sites, souvent payant, il est encore dans l’ombre de cette gigantesque industrie.

Au final, deux couches de débat quand on touche à ses questions : l’éthique (ou la non-éthique) de l’industrie interne et la violence des fantasmes, des scènes, des « kinks », représentés. Si la première problématique est indiscutable, la seconde développe des notions plus floues. 

D’ailleurs, le terme « kink-shaming » (critiquer des goûts sexuels – qui sont dans la limite légale bien sûr – est critiquable) ne pourrait bien être qu’un pare-feu développé par les industries X pour justifier leur crescendo de dégradation. 

Qu’en retenir ?

Le porno, incluant images, écrits et vidéos, a toujours existé. Mais internet – et particulièrement l’explosion du streaming – a fait exploser l’industrie. Dans le monde du féminisme, son positionnement sur la question porno est un badge qui creuse encore la crevasse entre radicales et libérales. 

Alors, le porno alimente-t-il la violence ou la violence alimente-t-elle le porno ? Les femmes subissent-elles les fantasmes de plus en plus pervers des hommes ? Les leurs ne seraient que l’effet nocif d’un patriarcat qui les prend à la gorge ? Ou bien elles aussi y prennent-elles part ? Où est la ligne entre puritanisme et prévention ? Entre libération sexuelle et endoctrinement ? Faut-il bannir le porno ou bien le réguler ? Est-il même possible de le réguler quand on remarque l’ampleur de l’industrie ? Tant de questions qui donnent envie de se taper le crâne contre un mur. Pour les jeunes féministes de la GenZ, ce n’est pas facile. La surconscience des problématiques, des influences sous-jacentes du patriarcat sur nos comportements, nos envies, implique une lourdeur de réflexion que n’avaient sans doute pas nos mères (à quel prix se paie un peu de naïveté, that is the question). En attendant que l’état applique ses régulations, cela fait d’ailleurs plusieurs années que le gouvernement tente de réguler l’accès aux sites porno, il s’agit sans doute de fixer personnellement ses limites. Au-delà des goûts et des couleurs, tant que le X restera si problématique dans ses conditions de travail, son revenge-porn, son streaming, son accès facile pour les mineurs, il en va aussi de la responsabilité du consommateur.

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