En France et ailleurs, toutes les vies ne se valent pas

3231. C’est le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont trouvé la mort dans leur traversée pour rejoindre l’Europe en 2021. 3231, c’est un nombre dont on perd la mesure. C’est 3231 vies réduites à n’être plus que des corps maigres et usés, et quand les vagues n’ont rien laissé derrière elles, des anonymes. Depuis 2015, en Méditerranée et dans l’Atlantique nord-ouest, la mort ouvre grand ses bras. 3231, c’est le nombre de morts qu’il aura fallu pour que rien ne se passe. En quelques jours, l’information est balayée par les médias, la menace de l’invasion de nouveau agitée, la peur du mauvais « migrant » brandie. Pas de temps pour la tristesse et l’inquiétude, au placard les questions ou la colère, et vite, vite, faire peur, car celles et ceux qui sont en danger, ce sont nous, nos traditions, notre culture, notre civilisation. Ce qu’il faut surtout, c’est être tétanisé face à un péril qui n’existe que dans les discours. Ici, la mort n’émeut pas, elle galvanise : enfin, pas de quoi se rendre malade, puisque toutes les vies ne se valent pas…


Quand des vies valent plus que d’autres


Le 24 février 2022, les troupes russes envahissent l’Ukraine sur ordre de Vladimir Poutine. En Europe, c’est l’émoi. Les Etats membres de l’Union Européenne s’inquiètent de la menace d’une guerre à leur porte. L’heure est à la condamnation générale, à la solidarité unanime parmi l’ensemble des forces politiques, et le gouvernement français s’empresse d’annoncer l’accueil de 100 000 Ukrainiens sur le territoire, qui bénéficieront d’un statut de réfugié. À peine un an auparavant, en août 2021, la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan pousse des milliers de citoyens menacés vers l’Europe. Emmanuel Macron s’empresse dans une allocution présidentielle de manifester là encore toute sa solidarité. Seulement voilà, il affirme également la nécessité pour l’Europe de se « protéger contre des flux migratoires irréguliers importants ». Dans le cas Afghan, la préoccupation n’est plus seulement l’asile, mais la vigilance. est entretenue la méfiance et la distinction entre vrais réfugiés et migrants clandestins et illégaux qui ne sauraient être accueillis par les pays occidentaux. En somme, il y a les réfugiés européens, et puis il y a les autres. Il y a ceux qui nous ressemblent et que l’on accueille -à juste titre à bras ouverts- et ceux, venus d’Afrique et du Moyen-Orient qu’il faut trier, surveiller, sélectionner. Les discours politiques perpétuent la distinction entre bon et mauvais migrant, et à l’origine de cette conception de l’immigration, un racisme qui ne dit pas son nom.

La faute aux médias ?


Ce qui inquiète, c’est le traitement médiatique de ces questions par les chaînes d’informations en continu. Pour ces médias mainstream concentrés entre les mains de quelques milliardaires, il y a des étrangers qui semblent l’être plus que d’autres. Et quand les « journalistes et éditorialistes de CNEWS et de BFMTV s’empressent de couvrir la question de l’immigration ukrainienne, ils ne disent rien d’autre. De la compassion pour les réfugiés de guerre il y en a. Simplement, pas pour tous. Si pour parler des hommes et des femmes qui fuient la Syrie ou l’Erythrée, il est question de « flux migratoire », d’une marée incontrôlable, envahissante, et presque inhumaine, l’immigration ukrainienne relève « d’européens de culture » (1). Plus question de parler de submersion, les Ukrainiens sont les bienvenus, « ils partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures », sont une « immigration de grande qualité », « participent de notre espace civilisationnel ». Pour ces commentateurs, les Ukrainiens nous ressemblent, et jamais un combat n’a autant été le nôtre. De l’autre côté de la Méditerranée, là où les corps s’amoncellent, l’Europe est étrangère à l’empathie. Assurément, les vies de ces migrants et réfugiés là ne valent pas la même chose. Sur les plateaux toujours la même rengaine et toujours la haine de l’autre.


Le paradoxe d’une secouriste qui ne sauve pas


En parallèle, c’est une récente révélation du Monde qui a pour effet de retourner l’estomac. Le 24 novembre 2021, une embarcation de fortune où s'entassent 29 migrants tente de rejoindre l’Angleterre en traversant la Manche et chavire, laissant seulement deux survivants. 27 morts, 27 vies que les secours français (Cross) n’ont pas sauvé, et ce malgré les appels à l’aide incessants à la secouriste au bout du fil. « Je vais lui sortir la phrase magique : pas de position, pas de bateau de secours », « Ah bah t’entends pas tu seras pas sauvé », « Je t’ai pas demandé de partir ». Voilà où, doucement et sûrement, le battage médiatique nous mène : un acharnement sauvage, un plaisir cynique à entendre les cris et la souffrance, sans jamais tenter d’y mettre fin.

 Une vie pour une autre


Comment parler du traitement réservé aux migrants, sans penser aux milliers de travailleurs immigrés morts depuis 2010 au Qatar, pays hôte de la Coupe du monde de la FIFA 2022 ? Dans le monde médiatique, les révélations du Guardian ont fait grand bruit. Pas assez semble-t-il pour émouvoir notre chef d’Etat, qui s’est fendu d’une série de « tweets » pour féliciter l’organisateur du mondial de football : “Cette Coupe du monde de football, la première organisée dans le monde arabe, témoigne de changements concrets qui sont à l’œuvre. Le Qatar s’est engagé dans cette voie et doit continuer. Il peut compter sur notre soutien.”  Ironiquement, le pays des droits de l’Homme en vient à soutenir un Etat qatari qui les bafoue. Quand on est travailleur immigré Indien, Népalais ou Philippin au Qatar, on peut perdre la vie sans susciter beaucoup d’émoi. Le manque effarant de considération de la part de certaines figures politiques n’étonne presque plus, et témoigne peut-être d’une conception plus sournoise et dérangeante de l’humanité : en France et ailleurs, certaines vies ne méritent pas de s’indigner.

 Entre la vie et la mer

Comment glisser entre les mailles du filet, et ne pas tomber dans le piège que nous tendent si grossièrement les médias et les responsables politiques ? Plutôt que d’écouter, regarder : et pour cela rien de tel que de revoir le travail du photojournaliste grec Yannis Behrakis, mort en 2019. Envoûtantes, ses photographies d’une exceptionnelle précision glacent le sang et ébahissent,  donnent à voir des hommes et des femmes dont nous ne sommes pas bien différents. Loin de la peur, loin des propos outrageux d’éditorialistes, bien loin des portraits d’Hommes qui n’en seraient presque pas, il nous reste le réel pour continuer à considérer l’autre et nous ramener au véritable, au sincère, à l’humain.

Pour aller plus loin >

https://news.un.org/fr/story/2022/06/1121502

https://www.youtube.com/watch?v=lamyOICU0YI

https://www.oxfamfrance.org/migrations/migrants-refugies-definitions-et-enjeux/

https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/11/13/migrants-morts-en-traversant-la-manche-le-24-novembre-2021-l-enquete-accablante-pour-les-secours_6149691_3224.html


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