Coupe du monde de rugby 1995: une victoire arc en ciel

À Johannesburg, dans un Ellis Park stadium survolté, deux équipes se font face : les Springboks sud africains et les All blacks néo-zélandais. Avant le début du match, le héros n’est d’autre que le nouveau président Sud Africain : Nelson Mandela. Il entre sous les applaudissements et les cris “Madiba” des 70 000 personnes présentes. Il porte le maillot des Springboks floqué du numéro 6, le numéro du capitaine François Pienaar. L’enthousiasme du stade contrebalance la tension du match. Une finale de coupe du monde, face à la meilleure équipe et menée par la légende Jonah Lomu, il y a de quoi être angoissé. 

Le match est extrêmement serré, les défenses étouffent les attaques. Seuls les buteurs permettent de gagner des points. Les buteurs se répondant par pénalités et drops. À la fin du temps réglementaire, les deux équipes sont à égalité 12/12. En prolongation, Joel Stransky libère toute une nation avec un drop final qui permet de gagner le match.

Mais si ce match est si connu, ce n’est surement pas pour le résultat, mais beaucoup plus pour cette image :

©ESPN

Nelson Mandela, avec son maillot, remettant la coupe William Webb Ellis à François Pienaar.

Une image et un pari fou 

Cette photo, connue dans le monde, sera le symbole de cette “nation arc-en-ciel" voulue par un président qui a, ce jour-là, réussi son pari : réunir le pays autour des Springboks et de la victoire. Nelson Mandela est élu président d’Afrique du Sud le 27 avril 1994, après la première élection démocratique que connaît le pays. Il se bat pour pouvoir organiser la Coupe du monde 1995 en Afrique du Sud. Il invite ensuite françois Pienaar à la résidence présidentielle pour lui faire part de son projet fou : gagner la coupe du monde et unir la nation autour de cette équipe nationale de rugby.

Pourquoi ce pari fait par Mandela est complètement fou ?

D’abord, sur un plan purement sportif, les Springboks sont très loin de pouvoir espérer gagner le titre. Qualifiés à la coupe du monde seulement car ils sont pays hôte, le niveau de l’équipe est bien loin de celui des champions Néo Zélandais.

Équipe sud-africaine en 1931. Crédit photo : Alamy

Sur un plan politique, le pari était aussi risqué. Les Springboks sont un symbole Afrikaner fort. Alors que la guerre des Boers (1880-1902), opposant les Britanniques et Afrikaners, le rugby devient un outil nationaliste pour les Afrikaners face à l’impérialisme britannique. Le journaliste Drew Forrest résume l’importance du rugby dans la culture afrikaner : "Le jeu [le rugby] a toujours été un projet nationaliste Afrikaner, une forme d'affirmation collective de soi contre un monde hostile et incompréhensif". Le vocabulaire guerrier du rugby “défense” “attaque” “la guerre” “son territoire” “ligne de jeu”... n’a pas été seulement métaphorique dans l’histoire du rugby sud africain.

De plus, les symboles autour des Springboks sont aussi très liés aux Afrikaners : le springbok, antilope vivant en Afrique du Sud, est le symbole de la révolte des Boers contre les Anglais. Enfin, le sport est surtout pratiqué dans les collèges et  lycées privés, auxquels seuls les “blancs” ont accès. L’apartheid, qui a pris fin en 1991, a interdit la mixité dans les établissements scolaires pendant plus de 20 ans. En 1994, les inégalités économiques et sociales continuent à perpétuer cette non-mixité. 

Comment Nelson Mandela a réussi son pari fou ?

La première tâche était d’abord d’inventer de nouveaux symboles d’unité, ceux de la “nation arc-en-ciel”. Plutôt que d’effacer les anciens, Mandela conserve les couleurs vert et or, et le symbole du springbok, en l’associant à la protea, une fleur, symbole de la nouvelle démocratie sud-africaine. La devise de l’équipe devient “Une équipe, une nation” exprimant simplement le désir d’unité. L’hymne Afrikaner “The call of South Africa” est modifié. Le nouvel hymne est un mélange entre l’ancien hymne et “Nkosi Sikelel’ iAfrika”, un chant religieux symbole du mouvement antiapartheid. Comme une métaphore de cet “arc-en-ciel” l’hymne est chanté en cinq langues :  xhosa, zoulou, sotho, afrikaans et anglais. Les médias ont joué un rôle primordial dans la médiatisation de cette nouvelle équipe, symbole de la renaissance d’un peuple, symbole de l’unité dans la diversité. La coupe du monde a ainsi été retransmise en totalité à la télévision en Afrique du Sud, une première.

Ce 24 juin 1995, tous les éléments étaient réunis pour la victoire contre les Néo-Zélandais. Les victoires précédentes avaient permis de renforcer l'enthousiasme et l’engouement autour des Springboks. Après de nombreuses années d’isolement du monde sportif, cette finale redonnait une fierté à tout un peuple. La physionomie du match devient aussi un symbole politique fort : cette nouvelle équipe nationale affronte les All blacks, seule équipe n’ayant pas participé au boycott en organisant des matchs entre les All blacks et l’équipe nationale du régime de l’apartheid. Mais la Nouvelle-Zélande, c’est aussi Jonah Lomu, ailier maoris, meilleur joueur de cette coupe du monde, et modèle pour de nombreux joueurs sud-africains, notamment dans la communauté noire. Enfin la Nouvelle-Zélande, c’est la meilleure nation de rugby au monde. 

Cette victoire est alors bien plus que la simple victoire du match, ou même la victoire de cette coupe du monde. C’est la victoire de toute une nation, une nation qui s’unit derrière son équipe. Fabien Galthié, aujourd’hui sélectionneur du XV de France, joueur en équipe de France en 1995, résume cette unité  “Ils ont réussi à être champion du monde en 1995 essentiellement par le cœur et par la foi et par, j’ai envie de dire, l’aspiration que donnait Nelson Mandela à cette équipe et à ce peuple derrière cette équipe, c’est ce que j’avais ressenti” (FranceTVsport). 

Mais le témoignage qui reste peut-être le plus beau est celui de François Pienaar :

“Nous avions gagné et, dans un élan d'émotion, je me suis mis à genoux. Les joueurs se sont rassemblés en un cercle étroit et, alors que le stade et le pays tout entier étaient en ébullition, nous avons silencieusement remercié Dieu pour notre victoire... Les étreintes et les larmes qui ont suivi sont restées floues... L'atmosphère, la fierté, le fait de savoir que toute la nation était en état de fête se sont combinés pour créer une image inoubliable... D'une certaine manière, l'émotion dans le stade et dans tout le pays allait bien au-delà du sport. Elle représentait l'unification, même brève, d'un pays autrefois si cruellement divisé ... Il y avait une merveilleuse atmosphère sereine de flots de fleurs agités. Nous avons été acclamés de manière mémorable par 200 000 personnes dans les rues de Johannesburg.” (biographie de François Pienaar, 2000).
Toutes les personnes présentes ce jour-là vous le diront, ce moment est historique et souligne le pouvoir que Mandela voyait dans le sport « Le sport a le pouvoir de changer le monde. Il a le pouvoir d’unir les gens d’une manière quasi unique. Le sport peut créer de l’espoir là où il n’y avait que du désespoir. Il est plus puissant que les gouvernements pour briser les barrières raciales. Le sport se joue de tous les types de discrimination. » (Mandela, 2000).

Un pari sans lendemain ?

Si le moment est historique, il n’en est pas moins le symbole d’une utopie. Cette image d’une équipe nationale à l’image de cette nation arc-en-ciel a de nombreuses limites. Dans l’équipe championne du monde en 1995, un seul joueur est noir, l’ailier Chester William. Il a avoué quelques années plus tard avoir été victime de racisme au sein de l’équipe. 

Les victoires sportives, si elles peuvent unir un peuple à un instant T, ne peuvent pas grand-chose sur les inégalités économiques et sociales du pays. La victoire ne change pas les conditions de vie catastrophiques des populations noires, se réunissant dans les anciens townships loin des centres économiques. Comme le résume Duncan Innes, les victoires sportives ne sont pas suffisantes, il faut un gouvernement qui mette en place une politique pour améliorer les conditions de vie des plus pauvres (Sunday Independent, 2 juin 1996). 

Enfin, sur un plan purement sportif, de nombreuses accusations de dopage et de tricherie sont venues mettre de l’ombre sur cette victoire. 

Ce moment montre néanmoins l’importance de l’équipe nationale dans la société sud-africaine. Le film Invictus, de Clint Eastwood (2009) montre que cette victoire continue de nourrir l’imaginaire sud africain, mais aussi mondial. Le rôle politique du rugby ne commence pas avec la coupe du monde, il ne se termine pas non plus avec cette victoire. En 2019, l’équipe sud-africaine, menée pour la première fois par un capitaine noir Siya Kolisi, gagne pour la troisième fois la coupe du monde. Alors que la compétition commence au Japon, de nombreux mouvements féministes manifestent dans les villes importantes contre les inégalités de genre et l’insécurité pour les femmes en Afrique du Sud. La parole des joueurs en soutien à ces mouvements participe à la prise de conscience politique et fait des violences faites aux femmes une cause nationale.

Crédit photo : AFP

Solenn Ravenel

Rédactrice chez Weshculture

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