Ted Kaczynski : un visionnaire devenu éco-terroriste

“The Industrial Revolution and its consequences have been a disaster for the human race” Ted K.

A l’occasion de la sortie en salles du film Ted K le vendredi 18 février aux États-Unis, weshculture revient sur l'histoire vraie de Ted Kaczynski, cet homme brillant, écologiste, opposé à la technologie et inadapté à une société qu’il finira par rejeter dans une démarche qui le fera sombrer dans le terrorisme.

À la fin du mois d’octobre dernier, Mark Zuckerberg annonçait sa volonté de mettre en place un nouveau projet, celui du metaverse. Décrit comme une « plateforme informatique du futur », il s’agit d’un univers virtuel fictif, proposant une immersion en trois dimensions via des casques de réalité virtuelle. Un tel projet, encore au stade embryonnaire, ne semblait jusqu’à présent qu’appartenir à la fiction, thème récurrent développé par de nombreux auteurs de science fiction. Steven Spielberg lui-même s’en est saisi dans Ready Player One en 2017 un film dans lequel les protagonistes se plaisent à s’immerger dans une forme de metaverse, l’Oasis.

La séparation entre réel et virtuel semble plus floue que jamais grâce aux progrès technologiques et la miniaturisation a conduit à une addiction généralisée à nos smartphones et on ne peut que s'interroger sur la rapidité de ce phénomène pourtant irréversible. Aussi, qu’en sera-t-il lorsque la technologie nous permettra de nous immerger dans ces paradis artificiels ?

On peut supposer que Ted Kaczynski aurait une approche très critique de ces évolutions récentes, lui qui s’inscrivait notamment dans les prolongements des travaux du sociologue français Jacques Ellul, technophobe profond, qui dénonçait alors la démesure et l’artificialisme de nos sociétés contemporaines dont la liberté serait corrompue par une sorte de messianisme technologique.

Entre anarcho-primitivisme, néo-luddisme, militantisme écologique et terrorisme, Theodore Kaczynski est avant tout un mathématicien surdoué, passé par Harvard qu'il a intégré à l’âge de seize ans, avant de devenr docteur en mathématiques. Mais c’est aussi et surtout un esprit torturé, plus connu sous le nom de « Unabomber », surnom que lui donnera le FBI en référence à « University and Airlines », les cibles préférées du terroriste. Il mit fin assez rapidement à sa carrière de professeur de mathématiques afin de partir vivre non pas l’American Dream, mais une vie primitive dans une cabane dans le Montana.

L’homme dont on ne doit pas prononcer le nom aux États-Unis est responsable d’avoir semé la terreur dans le pays en envoyant des colis piégés ou des bombes artisanales à des inconnus, ce qui coûta ainsi la vie de trois personnes. Theodore Kaczynski est finalement arrêté le 3 avril 1996 dans sa cabane dénuée d’eau courante et d’électricité, dix-huit ans après l’envoi de son premier colis piégé. La chasse à l'homme « Kaczynski » constitue toujours à l’heure actuelle la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire du FBI.

Comment justifier une telle radicalisation de son combat ?

Kaczynski reste avant tout un homme qui rejette un système, un mode de vie, une direction prise par la société. Lorsqu’il tourne le dos à sa carrière de professeur et à son entourage au début des années 1970 pour partir dans le Montana, c’est en réalité au monde entier qu’il tourne le dos. Il assimile son départ à un combat contre une société qui n'est que le résultat et donc le reflet de la Révolution industrielle à laquelle il s’oppose Le progrès apporté par cette dernière étant pour lui à l’origine de tous les maux de la société moderne.

Critiquant l’avènement d’une civilisation technologique, Kaczynski affirme que le progrès est un frein aux libertés individuelles et éloignerait l’espèce humaine de ce qui fait son humanité. Après cinq années enfermées dans son antre du Montana, il sombre dans la paranoïa, et, face à ce qu’il considérait comme une forme de dépérissement de la société, décide d’agir. C’est ainsi qu’il se décide en 1978 à envoyer son premier colis piégé. Les quelque seize colis piégés qu’il enverra jusqu’en 1996 cibleront principalement des vendeurs de produits informatiques et des chercheurs spécialisés dans l’électronique.

En 1995, il passe à la vitesse supérieure et propose au New York Times la publication de son manifeste L’Avenir de la société industrielle en échange de quoi il renoncerait au terrorisme. L’idée est de pouvoir profiter de sa notoriété en tant qu’« Unabomber » pour faire passer son message. Le New York Times et le Washington Post acceptent alors d’assumer la publication de son travail, ce qui causera sa perte puisque son frère, reconnaissant son style et certaines phrases de son premier manifeste, fit le choix de le dénoncer. Il est alors condamné à perpétuité et est toujours en prison aujourd’hui.

Son manifeste, outre certains délires sur les « gauchistes » et « progressistes » ou les « féministes » qui souscrivent, selon lui, à cette société qu’il abhorre, est une œuvre particulièrement visionnaire sous certains aspects.

Un manifeste visionnaire

Sa thèse est simple : liberté et technologie sont inconciliables, cette dernière participant activement à la régulation et à l’encadrement de la vie des individus. Les hommes seraient ainsi condamnés à devenir les esclaves de la technologie au lieu d’en rester les maîtres. Il prédit ce qu’il appelle « un malaise dans la civilisation », qui toucherait notre substance même en tant qu’espèce.

« La liberté signifie la maîtrise — en tant qu'individu ou membre d'un groupe restreint — des questions vitales de sa propre existence : la nourriture, l'habillement, l'habitat et la défense contre toute menace éventuelle. Être libre signifie avoir du pouvoir ; non pas celui de dominer les autres, mais celui de dominer ses conditions de vie ».

“Être libre signifie avoir du pouvoir ; non pas celui de dominer les autres, mais celui de dominer ses conditions de vie ».

Il semble difficile de le contredire sur ce point. Que ce soit à travers la propagation des fake news, la banalisation de la violence virtuelle, la question de l'exploitation des données personnelles et même la diminution générale des capacités physiques et de la capacité de concentration dans les populations modernes, personne ne peut nier que notre nature même se trouve modifiée par les conditions de vie de la société moderne.

La psychologue Sherry Turkle affirme par exemple que les téléphones portables redéfinissent les relations modernes, nous rendant « seuls ensemble ». De même, dans ses analyses générationnelles des adolescents, la psychologue Jean Twenge note une augmentation de la dépression chez les adolescents liée à l'utilisation de la technologie.

Le film « Videodrome » de David Cronenberg en 1983 dénonçait déjà l’addiction des individus à la télévision, et le personnage de Max Renn, interprété par l’excellent James Woods, est totalement soumis au petit écran, qui lui dit ce qu’il doit penser et faire. Il est l’esclave de la télévision, tout comme le reste de la société, une société dans laquelle le secours catholique est ironiquement transformé en secours cathodique pour permettre aux individus de pouvoir bénéficier de leur dose de télé.

« L'immense puissance sociale de la technologie vient aussi de ce que, à l'intérieur d'une société donnée, le progrès technologique avance dans une seule et unique direction, et qu'il ne peut y avoir de retour en arrière. Une fois qu'une innovation technologique a été introduite, les gens en deviennent généralement dépendants, jusqu'à ce qu'elle soit remplacée par l'innovation suivante.

“Le système ne peut donc avancer que dans une seule et unique direction: toujours plus de technologie. La technologie fait sans cesse reculer la liberté »

Et ce n'est pas seulement chaque individu qui en devient dépendant, mais plus encore le système dans son entier (imaginez seulement ce que deviendrait le système actuel si les ordinateurs étaient supprimés). Le système ne peut donc avancer que dans une seule et unique direction: toujours plus de technologie. La technologie fait sans cesse reculer la liberté ».

Ce texte, pourtant publié en 1995, a un écho particulier aujourd’hui, après les apparitions successives de la télévision, d’internet et désormais des smartphones.

À l’origine du progrès, Kaczynski s’attaque également dans son œuvre à la Révolution industrielle. Celle-ci, en plus d’avoir engendré une pollution sans précédent de nos habitats naturels, a permis des guerres d’une violence sans commune mesure. Elle est également responsable d’un éloignement entre l’homme et sa nature. Sur ce point, Kaczynski distingue les buts naturels des buts artificiels. Seuls les buts naturels, les besoins biologiques de l’homme dans une société primitive comme manger, boire ou dormir ne peuvent entraîner une réelle satisfaction.

Ne permettant pas de satisfaction réelle, la recherche permanente de ces buts artificiels finit par enfermer les individus dans un état de désolation, marqué par l’insatisfaction permanente ou encore la haine de soi et la dépression.

À l’inverse, les sociétés modernes ne vivent qu’à travers des buts artificiels, dérivés, dont la satisfaction retirée par leur réalisation n’est en réalité qu’illusoire. Kaczynski considère ainsi que le système actuel conduit les hommes à un état de légumes insignifiants enfermés dans des activités compensatoires, à l’image de l’art ou du sport. Ne permettant pas de satisfaction réelle, la recherche permanente de ces buts artificiels finit par enfermer les individus dans un état de désolation, marqué par l’insatisfaction permanente ou encore la haine de soi et la dépression.

« Nous utiliserons l'expression «activité de substitution» pour désigner une activité dirigée vers un but artificiel que les gens se donnent à seule fin d'avoir un but quelconque à poursuivre, et surtout pour le sentiment de «réalisation» qu'ils retirent de cette activité. Voici une règle simple pour identifier les activités de substitution. Soit un individu consacrant beaucoup de temps et d'énergie à atteindre un but quelconque ; demandez vous ceci : s'il devait les consacrer à satisfaire ses besoins biologiques, et que cet effort mobilise ses facultés physiques et mentales de manière intéressante et variée, souffrirait-il vraiment de ne pas atteindre cet autre but qu'il s'était fixé ?

Si la réponse est non, il s'agit alors d'une activité de substitution. Les travaux d'Hirohito sur la biologie marine entrent manifestement dans cette catégorie ; il est en effet certain que s'il avait dû consacrer son temps à des tâches intéressantes et non scientifiques pour satisfaire aux nécessités de la vie, il ne se serait pas senti diminué de ne pas tout connaître de l'anatomie et de la vie des animaux marins.

En revanche, la recherche du plaisir sexuel et de l'amour, par exemple, n'est pas une activité de substitution, parce que la plupart des gens, aussi satisfaisante que soit leur vie par ailleurs, se sentiraient mutilés si leur existence se déroulait sans relations amoureuses (mais la recherche frénétique et forcenée du plaisir sexuel peut être une activité de substitution ».

Vers une révolution globale?

Theodore Kaczynski propose une révolution globale et universelle pour sortir de ce système afin de parvenir à une société complètement anti-technologie. Le triomphe de la nature sur la technologie, un monde dans lequel tous les buts sont naturels et strictement limités aux besoins nécessaires à la survie de l’homme.

Aussi, l’auteur est particulièrement pessimiste sur la question environnementale, envisageant le progrès comme un cercle vicieux et dénonçant la recherche constante d’innovations auxquelles les individus deviennent dépendants, il ne pense le salut de l’être humain que par l’abandon pur et simple de la technologie. Car en réalité l’innovation technologique n’est pas à elle seule responsable de ce constat, mais plutôt notre manière de la concevoir et de l’utiliser.

Kaczynski est ainsi persuadé que l’être humain est incapable de sortir de cette spirale technologique infernale en l’absence d’une révolution, et voit notamment à travers cette dernière un moyen d’endiguer les catastrophes sociales et écologiques en cours et à venir.

Pour rappel, le numérique représente désormais 4% des émissions de gaz à effet de serre sur le plan mondial, et pourrait dépasser la barre des 8% d'ici 2025. À cela s’ajoutent la destruction des écosystèmes (voir à ce propos les rivières détruites par l’exploitation de mines au Brésil ; les villes-cancer chinoises ; les décharges de déchets électroniques au Ghana et au Congo) et une pollution record (en 2019, la pollution, en partie liée aux activités industrielles, à New Delhi a pu atteindre près de 40 fois le seuil de dangerosité fixé par l’Organisation mondiale de la santé).

Si une large partie de la population semble maintenant admettre les effets négatifs du numérique et du progrès et l’existence d’une urgence climatique, trop peu de personnes se décident encore à franchir le pas et à mener un combat qui semble logiquement inéluctable, bien que ces progrès technologiques nous semblent dans le meme temps acquis.

Bien qu’il ne fasse aucun doute que Theodore Kaczynski est un terroriste, il n'en reste pas moins que sa pensée trouve, sous certains aspects, une résonance particulière en 2022. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son nom est récemment très présent dans la culture populaire avec notamment la diffusion en 2017 de la série télévisée Manhunt ou de la docu-série Unabomber : sa vérité en 2018 et évidemment avec la sortie du film Ted K du réalisateur américain Tony Stone.

Si la plupart des idées de Theodore Kaczynski ne trouveront surement jamais d’écho dans nos sociétés, ses mises en garde peuvent néanmoins nous être utiles pour repousser les velléités des entreprises américaines de la tech, notamment en matière de mondes virtuels, ou pour nous enjoindre à préserver les zones naturelles encore vierges de toute influence humaine.

[Crédits photo: John Youngbear / AP]

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